Au Sénégal, à la mi-juillet 2024, une curieuse affaire d’occupation illégale de maisons a défrayé la chronique dans les médias et sur les réseaux sociaux. Des populations ont occupé une centaine de maisons qui leur ont été présentées comme étant celles construites dans le cadre du programme 100 000 logements lancé par le gouvernement sénégalais en 2019 dans le but « d’accélérer et de diversifier l’offre de logements pour les ménages à revenus faibles et/ou irréguliers, en rendant accessible les logements à toutes les catégories sociales ».
Comme on peut le constater à travers plusieurs vidéos-témoignages relayées par des internautes sur le réseau social X, des individus – dans certains cas, des familles entières – ont pris d’assaut, par effraction, ces maisons situées sur le site de la Résidence du Lac Rose, un projet immobilier érigé à quelques encablures du Lac Rose, une lagune côtière située à un peu plus de 35 kilomètres au nord-est de Dakar, la capitale sénégalaise. Convaincus d’être dans leur droit, ces occupants ont dit avoir reçu des informations selon lesquelles ces maisons étaient gratuitement offertes par le gouvernement sénégalais.
Les squatteurs ont notamment scandé le slogan « ubbi dëkk » qui veut littéralement dire, en wolof, « ouvrir et habiter ». Ces derniers ont prétendu avoir été informés que ces maisons appartenaient à l’ancienne Première Dame du Sénégal, Marème Faye Sall (épouse de l’ancien président sénégalais Macky Sall qui a dirigé le pays de 2012 à avril 2024).
Pour mettre les choses dans leur contexte, l’ancien président sénégalais Macky Sall, dont les fonctions à la tête de l’État ont pris fin en avril 2024 à l’issue de son deuxième et dernier mandat, a quitté le pouvoir sur fond d’accusations de gabegie financière et de népotisme.
« ubbi dëkk », trajectoire d’une fausse information
Les squatteurs ont agi sur la base d’une fausse information. Le promoteur de la Résidence du Lac Rose, Babacar Chimère Diouf, est monté au créneau pour apporter un démenti formel contre les fausses rumeurs attribuant les maisons de son projet immobilier à l’État du Sénégal. Diouf a dit avoir bâti la Résidence du Lac Rose sur fonds propres, en précisant que ses maisons n’ont rien à voir avec le programme 100 000 logements lancé par le gouvernement sénégalais. Il a ensuite lancé un appel aux autorités pour qu’elles expulsent les familles ayant envahi lesdites maisons.
À la date du 16 juillet 2024, la gendarmerie sénégalaise est intervenue pour expulser les squatteurs de ces maisons que le gouvernement sénégalais n’a jamais offertes gratuitement et qui n’appartiennent pas à ce dernier contrairement à ce qui a été répandu à travers les rumeurs
La polémique a suscité un florilège de réactions d’internautes sur les réseaux sociaux. Elle a fait également les choux gras de la presse sénégalaise. Analysant les origines de l’affaire, le journal Vox Pop a indiqué, à la Une de son édition du 16 et 17 juillet 2024 : « À l’origine, une fausse information faisant état de l’annonce par le président Diomaye que toute famille qui n’a pas de toit a le droit d’occuper les cités du programme des 100 000 logements ».
Selon un reportage de la télévision nationale sénégalaise, RTS1, sur le phénomène « ubbi dëkk » consacré à l’occupation de la Cité du lac Rose, l’affaire est partie d’une « très mauvaise interprétation des propos du Président de la République » sur Mbour 4 avant qu’une fausse information relayée via la plateforme de messagerie WhatsApp ne rajoute de l’huile sur le feu. Argument confirmé par un des occupants interviewés par la RTS1 dans le reportage.
Notons que l’affaire Mbour 4 est un scandale foncier sur fond d’accaparement présumé de plusieurs hectares de terres par un individu dans la zone Mbour 4, située dans la région de Thiès, limitrophe à celle de Dakar.
Le reportage de la RTS1 montre un court extrait du grand entretien de Bassirou Diomaye Faye avec la presse sénégalaise qui a eu lieu le 13 juillet 2024. Faye, qui, lors de cet entretien était revenu sur l’affaire Mbour 4, avait déclaré : « (L’État) va refaire le plan (foncier) et on va aller vers une distribution plus équitable (des parcelles) » de Mbour 4.
Nos recherches visant à retrouver le message WhatsApp qui aurait mis le feu aux poudres ont été vaines. D’après Sahite Gaye, enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication au Centre d’Études des Sciences et Techniques de l’Information (Cesti) de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar, « ce qui fait la particularité d’une rumeur, c’est qu’elle ne mentionne pas explicitement la source première. Il est donc difficile de l’attribuer à quelqu’un ». Gaye rappelle que « c’est au départ toujours « quelqu’un a dit » ou « selon un tel », même si avec le numérique, cette situation change ». Ce qui veut dire qu’il est difficile de remonter au relayeur initial pour le moment, a-t-il relevé.

L’affaire Mbour 4 remonte au début du mois de mai 2024. Lors d’une visite inopinée du chef de l’État sénégalais Bassirou Diomaye Faye sur le site foncier, il avait promis d’y rétablir la justice au profit des populations. « Il est inconcevable, au nom de la justice sociale, et du droit de chaque citoyen à un logement décent, de voir un Thiessois, sans mérite particulier, recevoir 13 hectares (ha), tandis que la ville n’en dispose que de trois. Il est inacceptable que cette personne se sente à l’aise en regardant ses concitoyens et même en leur demandant leur soutien pour diriger cette ville. Croyez-moi, cela ne restera pas impuni », avait martelé le Président, alors fraîchement élu.
Depuis son arrivée au pouvoir, Faye a fait d’une priorité la reddition des comptes dans le domaine du foncier. En plus de son apparition et de sa prise de parole publiques à Mbour 4, il a de nouveau exprimé, lors de son grand entretien avec la presse sénégalaise du 13 juillet 2024, son engagement à lutter contre la spoliation foncière en expliquant que l’État du Sénégal était en train de mener des actions pour récupérer des parcelles des mains de personnes qui en ont bénéficié injustement en très grand nombre. Si des parcelles sont récupérées, a indiqué le Président, « ce ne sera pas pour les donner aux membres du gouvernement ou à des proches, mais ce sera pour faciliter aux populations l’accès aux logements », peut-on lire dans cet article du média sénégalais Leral.net faisant le résumé de cet entretien.
Ainsi, selon le constat de la RTS1 et d’autres médias, l’affaire « ubbi dëkk » trouve son point de départ dans les annonces publiques de Bassirou Diomaye Faye sur Mbour 4, mais aussi sur les réseaux sociaux.
Effet amplificateur des réseaux sociaux et crise du logement, deux éléments clés
Les développements de la RTS1 sont appuyés par le journaliste Assane Diagne, rédacteur en chef de The Conversation Africa et chercheur sur la désinformation au Sénégal. Diagne a d’abord pointé « l’effet amplificateur des réseaux sociaux devenus plus puissants que les médias traditionnels en matière de diffusion de l’information » et a relevé que l’annonce faite par les nouvelles autorités de redistribuer les terres aux populations est un autre élément explicatif du phénomène « ubbi dëkk ». « Certains ont vite fait le lien entre ces deux événements et se sont rués vers le site (de la Résidence du Lac Rose) pour être parmi les premiers servis », a-t-il analysé.
Le chercheur Sahite Gaye abonde dans le même sens. L’auteur de « Le pouvoir du fact », une étude sur la pratique du fact-checking par Africa Check au Sénégal, a indiqué que le contexte de la crise du logement et aussi le changement de régime politique pourraient expliquer l’adhésion à cette rumeur. « Certains ont même soutenu que le message qu’ils ont reçu parle de maisons offertes par le président de la République. Sans oublier que cette cité est aussi appelée, selon certains témoignages reçus, la « cité Marième Faye Sall » (du nom de l’épouse de l’ancien président sénégalais Macky Sall). Dès lors, c’est comme si l’actuel régime était en train de restituer les maisons aux nécessiteux », a-t-il décrypté.
Le Professeur Serigne Mor Mbaye est un psychologue travaillant au Sénégal et en Afrique. Il parcourt, depuis plus de 30 ans, des zones de vulnérabilité où il accompagne des personnes pour un mieux-être dans des contextes de crises économiques, sociales, sécuritaires, etc. Selon lui, ce cas typique de désinformation a été empiré par l’urgence sociale que représente la question du logement au Sénégal. « Le fait de vouloir se loger correctement est une évidence, d’autant plus qu’il y a une escroquerie notoire du logement. Parce que des terres ont été bazardées, les groupes vulnérables ne peuvent pas accéder au logement correctement. À partir de ce moment-là, il y a une avidité hystérique de posséder son logement. C’est comme l’emploi, chose dont les jeunes ont grandement besoin. Il suffit de peu pour les manipuler car étant animés par un sentiment de désespérance. Les rumeurs peuvent participer à les manipuler », a signalé le psychologue.
Si le phénomène « ubbi dëkk » a eu autant d’impact réel en un laps de temps, c’est parce que le régime en place est confronté à de fortes demandes sociales dont l’urgence du logement décent et le travail, selon Pr Mbaye, d’après qui une telle situation est favorable à « des phénomènes de rumeurs et de masse ».
« La rumeur peut provenir d’une mauvaise information qui est partie de quelque part, mais elle peut procéder surtout de la manipulation avec une visée d’installer le trouble et la déception », a indiqué le Professeur Serigne Mor Mbaye, ajoutant qu’il y a « quelque chose de l’ordre de la manipulation dans l’air » dans l’intérêt de « polluer les imaginaires ».
Le journaliste Assane Diagne, quant à lui, a dénoncé un démenti « tardif » de Babacar Chimère Diouf qui a tardé à réagir et à démentir cette infox. D’après Diagne, « le promoteur immobilier a laissé les premiers squatters s’installer, prendre des images et les diffuser sans être inquiétés, ni délogés. Ce qui a donné à l’infox une allure d’information vraie et a permis d’attirer plus de monde ».
Une illustration de plus dans un monde souvent en proie aux conséquences néfastes de la désinformation
L’affaire « ubbi dëkk » n’est pas un cas isolé, ou ne doit pas être vue comme telle. Ce n’est pas la première fois qu’une fausse information partie des réseaux sociaux provoque des réactions spontanées en masse, comme en témoigne un de nos articles publié en 2021 après qu’une vidéo sortie de son contexte et devenue virale sur les réseaux sociaux a provoqué des violences en Côte d’Ivoire. Dans le détail, la vidéo en question prétendait montrer des Ivoiriens en train d’être torturés au Niger. Ce qui a provoqué des scènes de violences, dans plusieurs communes d’Abidjan occasionnant la mort d’un ressortissant nigérien.
Plus récemment, début août 2024, en Angleterre, une série de fausses informations sur l’identité d’une personne ayant tué trois enfants dans la ville de Southport a engendré de violentes attaques contre des migrants. Un article du média britannique de fact-checking Full Fact a expliqué qu’après l’attaque mortelle contre les enfants, un faux nom attribué au suspect s’est très vite répandu sur les réseaux sociaux, accompagné d’affirmations selon lesquelles ce dernier est récemment arrivé au Royaume-Uni sur un petit bateau, ou encore qu’il est musulman ou Syrien. Conséquence : des groupes d’extrême droite ont incendié un hôtel qui hébergeait des migrants et ont attaqué des mosquées, provoquant ainsi « les pires émeutes de la dernière décennie au Royaume-Uni », selon cet article publié par le service Afrique francophone de la British Broadcasting Corporation (BBC), radiodiffuseur britannique de service public.
Aussi, en 2018, l’Inde a été secouée par une série de meurtres collectifs provoqués par un canular sur des kidnappeurs d’enfants diffusé sur la plateforme de messagerie WhatsApp. Au Bangladesh, en 2019, quatre personnes ont été tuées dans des affrontements suite à des fausses rumeurs diffusées sur Facebook. Les exemples sont multiples.
À Abidjan, à Southport, à New Delhi, ou à Dakar, le dénominateur commun reste le piège pernicieux de la désinformation qui, plus que jamais, compromet le vivre-ensemble en surfant sur les urgences sociales. D’où l’intérêt de rester alerte et de douter de toute information reçue avant de la croire et de la relayer, en application d’une règle d’or pour les vérificateurs de faits : « Si quelque chose est trop beau pour être vrai, c’est probablement le cas ». L’affaire « ubbi dëkk » en est la parfaite illustration.
Édité par Valdez Onanina.