Au Sénégal, la campagne électorale en vue des législatives du 17 novembre 2024 a officiellement débuté le dimanche 27 octobre 2024.
Dans ce contexte électoral, la coalition Les nationalistes, Jël liñu moom (terme wolof signifiant « Prendre ce qui nous appartient ») dirigée par l’homme politique Tahirou Sarr, a fait une déclaration publique diffusée sur la télévision nationale RTS1, le 3 novembre 2024, dans le cadre du Journal de la campagne électorale dédié à ces élections législatives. À cette occasion, Tahirou Sarr,qui s’exprimait en wolof, a affirmé : « Les étrangers représentent presque la moitié de la population (sénégalaise) ».
En 2023, la population résidente totale du Sénégal s’élève à 18 126 390 personnes selon les dernières statistiques de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD).
Il est à relever que le leader du mouvement nationaliste sénégalais Tahirou Sarr a déja fait l’objet de rappels à l’ordre et d’indignations de la part du Conseil pour l’Observation des Règles d’Ethique et de Déontologie dans les médias (CORED) ainsi que d’organisations de la société civile pour son discours jugé xénophobe envers la communauté étrangère vivant au Sénégal.
Nous avons tenté d’obtenir des précisions de Tahirou Sarr relatives à la source de sa déclaration. Mais nos appels téléphoniques et messages sont restés sans réponse. Cet article sera actualisé si nous obtenons des retours dans ce sens.
Que disent les données disponibles ?
Abou Ba est ingénieur statisticien démographe, chef de la division population au ministère de l’Économie, du Plan et de la Coopération. Il nous a fait savoir qu’à cette date, en termes de migrations, les données les plus fiables et les plus complètes sont celles émanant du cinquième Recensement général de la Population et de l’Habitat (RGPH-5) réalisé par l’ANSD en 2023.
Abou Ba dit avoir participé, en tant que démographe assermenté, à la collecte des données pour le compte du RGPH-5. « Nous avons interrogé plus de 96 % de la population. Cela veut dire que c’est un excellent taux de couverture au niveau national. Un recensement est fiable si le taux de réponse est supérieur à 90 % »
Contactée par Africa Check pour des éclaircissements, l’ANSD a fait savoir que la donnée au sujet des étrangers au Sénégal se retrouve dans le « chapitre I » du rapport provisoire du RGPH-5 publié en juillet 2024.
En effet, on peut lire dans le ce rapport provisoire que les étrangers représentent 1,1 % de la population résidente ; soit un effectif de 207 791 individus.
« Les étrangers vivant au Sénégal sont pour l’essentiel des ressortissants d’un pays de l’Afrique de l’Ouest, du Centre, du Nord et d’Afrique australe. Cependant, les citoyens des pays d’Afrique de l’Ouest, notamment les ressortissants des pays voisins du Sénégal comme les Guinéens (40,3%), les Maliens (14,9%), les Bissau-guinéens (4,4%), les Gambiens (3,0%), et les Mauritaniens (2,1%), sont plus nombreux. Par ailleurs, la présence des ressortissants de pays d’Europe (4,0%), d’Asie, (2,3%) d’Amérique (1,0%) et d’Océanie (0,1%) représentent (7,4%) », est-il indiqué dans le document.
Quant aux personnes n’ayant pas déclaré leur nationalité, elles représentent 5,1 % des personnes interrogées, souligne le rapport.
Contacté par Africa Check pour des données complémentaires sur la question, le ministère sénégalais de l’Intérieur nous a dit de nous référer à la Direction de la Police des Étrangers et des Titres de Voyages (DPETV). Mais celle-ci n’a pas réagi à nos sollicitations.
« Une grossière erreur » de dire que les étrangers représentent la moitié de la population sénégalaise
D’après l’ingénieur statisticien démographe Abou Ba, la déclaration selon laquelle près de la moitié de la population sénégalaise est constituée d’étrangers « est purement une intox dont il faudrait particulièrement se méfier ».
« Si on n’y fait pas attention, ça peut brûler les relations entre les pays. Quand d’autres personnes disent subjectivement qu’il y a un nombre élevé d’étrangers au Sénégal, c’est à elles de le démontrer », a-t-il rappelé.
Le démographe Pr Mohamadou Sall, qui dirige l’Institut de Formation et de Recherche en Population, Développement et Santé de la Reproduction (IPDSR) à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il estime que l’information selon laquelle près de la moitié de la population est constituée d’étrangers est une grossière erreur.
De la fiabilité des données du RGPH-5 sur les étrangers
D’après l’ANSD « le RGPH-5 est une opération au cours de laquelle nous avons obtenu un taux de couverture national de 96 %. Ce taux est une moyenne nationale ».
Pour ce qui est des personnes de nationalité étrangère non recensées ou qui n’ont pas déclaré leur nationalité, la tutelle statistique sénégalaise a expliqué à Africa Check qu’ « il y a eu un nombre minime d’individus recensés mais n’ayant pas déclaré leur nationalité et pour qui, nous ne pouvons certifier qu’ils sont de nationalité étrangère ».
Sur cette même question, l’expert Abou Ba développe que pour réaliser une étude, le démographe ou le statisticien s’en tient à la déclaration de l’enquêté qui est censé être de bonne foi. C’est en cela que les données de l’étude sont fiables, puisqu’elles reflètent les réponses des personnes interrogées. Ce domaine relève de l’enquête quantitative, a-t-il noté.
Abou Ba ajoute que s’il y avait besoin de vérifier le niveau de fiabilité des réponses des personnes interrogées, cela nous entraînerait dans la dimension qualitative de l’étude. Et cela n’est pas le travail du démographe ou statisticien, mais du socio anthropologue. Pour mener cette vérification, ce dernier peut étudier des questions d’ordre comportemental, sociologique et migratoire, a-t-il souligné.
Les limites du nombre d’étrangers recensés par l’ANSD
Ndatar Sène, ingénieur statisticien démographe, a évoqué les raisons pour lesquelles le nombre d’étrangers recensés par le RGPH-5 paraît sous-estimé.
Pour lui, de manière générale, il prédomine un sentiment de sous-estimation du nombre de résidents au Sénégal, y compris les étrangers, car beaucoup d’entre eux disent n’avoir pas été personnellement enquêtés dans le cadre du RGPH-5. Mais, poursuit Sène, à part les omissions et les non réponses qui sont de l’ordre de 4 % seulement, le recensement a un excellent taux de couverture, qui a été renforcé, peu de temps après la publication du RGPH-5, par une enquête post censitaire ayant remédié à l’essentiel des cas d’omission.
L’autre facteur expliquant une éventuelle sous-estimation du nombre d’étrangers est que le RGPH-5 n’a recensé que ceux vivant dans les ménages. « Les étrangers sans domicile ou ménage fixe, c’est difficile de les recenser », a signalé Ndatar Sène.
Notons que dans ses travaux, l’ANSD distingue deux types de ménages : le ménage ordinaire et le ménage collectif. Le ménage ordinaire est défini généralement par l’ANSD comme étant un groupe de personnes, apparentées ou non, qui vivent ensemble sous le même toit et mettent en commun tout ou une partie de leurs ressources pour subvenir à leurs besoins essentiels, notamment le logement et la nourriture. Pour ce qui est du ménage collectif, il s’agit d’un groupe de personnes qui, pour des raisons extra familiales, notamment professionnelles, de santé, scolaires, confessionnelles, de privation de liberté, vivent ensemble dans un établissement ou une institution spécialisée. Le statut administratif ou juridique de ces institutions ou établissements exige de toute personne étrangère à l’institution, une autorisation spéciale des responsables, avant d’y mener une activité quelconque, y compris le recensement, selon l’ANSD.
Ndatar Sène a par ailleurs fait savoir que dans le cadre du RGPH-5, l’ANSD a tenté de recenser « la population flottante » parmi les étrangers. Cela veut dire les sans domiciles fixes, qui souvent dorment dans les garages, les marchés et autres habitations temporaires. Encore que ce recensement de la population flottante, qui a duré une seule nuit, n’a pas été effectué dans tous les lieux du Sénégal, mais dans quelques zones ciblées.
Tous ces facteurs contribuent à l’hypothèse d’une sous-estimation du nombre d’étrangers fourni par le RGPH-5. Toutefois, il convient de noter le chiffre de l’ANSD faisant état de 207 791 étrangers est une donnée scientifique fiable qui permet de mesurer une certaine réalité migratoire au Sénégal, a noté Ndatar Sène.
Conclusion : La déclaration de Tahirou Sarr est incorrecte, eu égard au données disponibles
D’après l’homme politique sénégalais Tahirou Sarr, les étrangers représentent presque la moitié de la population de son pays.
Les données les plus récentes et les plus fiables sur le sujet, obtenues auprès de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie du Sénégal, font état de 207 791 étrangers, soit 1,1% de la population.
D’après les experts interrogés, bien que des limites aient été constatées dans le recensement de l’ANSD sur les étrangers, ces dernières ne constituent pas la moitié de la population du Sénégal.
En conséquence, la déclaration de Tahirou Sarr est incorrecte.
Article édité par Valdez Onanina.